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Le village - T comme Tissage
T comme Tissage : Le tissage Raoul Trocmé
Avec la reconstruction d'Épehy, au début des années 1920, deux tissages vont désormais animer la vie économique du village. L'un, le tissage Gernez et Cie, a pris la succession du Tissage Leriche, à peu près au même emplacement vers le milieu de la Grande Rue, tandis que l'autre, le tissage Raoul Trocmé, est un établissement entièrement nouveau (Fig. 1). D'après le site internet Mérimée (inventaire du patrimoine industriel), l'usine fut construite, comme une grande partie du village, par des ouvriers italiens et quelques maçons du pays, cela vers 1925, et il semble bien que ce fut là leur dernier chantier, mais on ignore qui en fut le maître d'œuvre.
Les parents de Raoul Trocmé, Albert Trocmé et Cécile Pérard2, habitaient sûrement au même endroit en 1917 qu'en 1925, c'est-à-dire à l'actuel n° 14 de la Grande Rue (Fig. 2) et travaillaient probablement dans le textile, tissant à domicile pour le compte d'employeurs résidant à Saint-Quentin ou à Cambrai, comme bien d'autres habitants du village (Fig. 3a et 3b).
La photo 3a, digne d'un écomusée, semble très "composée" (Coll. C. Saunier). La photo 3b est tirée du journal "La Voix du Nord" du samedi 13 mai 1989. Ce M. Gernez d'Avesnes-lès-Aubert tissait des torchons de lin à bordure rouge sur un vieux métier en démonstration dans les année 1980 (Coll. C. Saunier).
On sait qu'après la guerre le jeune Raoul, né en 1893, travailla en 1919 dans une firme textile importante, chez Marcel Boussac dont les activités étaient alors en plein essor. En septembre 1917, il s'était marié dans la plus stricte intimité avec Léa Ménil, née en 1890, le frère de celle-ci, Quentin, étant témoin. C'est donc en 1924-1925 que l'usine Trocmé fut construite, à la périphérie du village faute de terrains disponibles à l'intérieur, une opération que certains contemporains jugeaient d'ailleurs quelque peu aventureuse, si l'on en croit une carte postale de mars 1925 dont l'expéditeur écrivait : "Raoul veut se lancer dans le tissage, je lui souhaite bien du plaisir !"
L'usine Des photos révèlent cependant que l'usine ne fut pas construite d'emblée telle qu'elle est décrite dans cet inventaire. Le branchement particulier de l'usine sur la voie ferrée ne fut réalisé que quelque temps après la construction. On sait, en effet, que le charbon arrivait à la gare par wagons et était ensuite transporté en tombereau par M. Esperanza. Car la force motrice qui faisait tourner l'usine était fournie par une, puis deux locomobiles à charbon, la transmission étant assurée par tout un ensemble d'axes, poulies et courroies. L'énergie électrique venait en complément : pendant les moments d'arrêt de l'usine (nuits, dimanches et jours fériés), les locomobiles produisaient de l'électricité stockée dans 110 bacs de 1 volt, d'où un courant disponible de 110 volts. "La machine à vapeur, source d'énergie motrice de l'usine me rappelle un souvenir de jeunesse, nous écrit Gérard Delauney : une fin de journée, dans l'usine déserte, il y eut entre Claude Ménil et moi un rodéo endiablé sur patins à roulettes et l'un de nous prenant un virage devant la machine toucha le levier d'ouverture du foyer dont la porte bien équilibrée bascula en douceur en position ouverte, ce qui entraîna une extinction du feu et une impossibilité de démarrer l'usine le lendemain matin..."
La mise en route de l'usine fut donc progressive et connut sans doute des moments difficiles, son directeur devant modérer certaines dépenses. Ainsi les premiers circuits électriques, posés par les électriciens Louis et Marcel Levant, durent être remplacés par d'autres 14 ans plus tard, travail qui fut réalisé par Raymond Saunier, très bon technicien. De même, deux photos prises depuis l'autre côté de la voie ferrée montrent un changement de cheminée et l'ajout du transformateur (Fig. 5 et 6). La taille des arbres montre bien que la photo 6 est postérieure à la 5, sans que l'on puisse donner une date.
Par ailleurs, le même site internet révèle que l'usine fut "agrandie en 1951, dans le prolongement des ateliers existants, par de nouveaux sheds", sans en préciser le nombre.
À considérer de nouveau la taille des arbres de la photo n°7, les travaux en cours n'étaient pas encore ceux de cet agrandissement ; il s'agirait plutôt de l'achèvement de la toiture du dernier shed et de la pose de fils électriques. Observer à droite les rails sur le sol, peut-être prélude de l'embranchement ferroviaire ? Le site internet nous apprend qu'une partie de l'usine fut incendiée et détruite en 1969, le sinistre ayant apparemment concerné les nouveaux sheds ajoutés en 1951.
Que fabriquait cette usine, que l'on avait pris l'habitude de considérer comme un "tissage" (de même que celle de Gernez), sans plus de précisions ? À vrai dire, les produits fabriqués ont varié au cours du temps, car il fallait bien s'adapter à l'évolution des demandes du marché. Le premier essor de l'usine semble avoir coïncidé avec la fabrication de tissus lourds pour transporteurs destinés aux mines de charbon, et de tissus pour les pneus Englebert et Bergougnan, en coton à l'époque, puis synthétiques ("tissus lourds pour caoutchoutage et câbles pneumatiques" nous dit le site internet déjà mentionné), les commanditaires venant chercher ces tissus en camion (Fig. 8). Par la suite, l'occupation fut l'occasion de travailler les fibres de genêt.
"Une activité importante des Ets. Trocmé, nous précise Gérard Delaunay, était le retordage, l'étape qui suit naturellement la filature, pour constituer des fils que la demande exigeait de plus en plus gros. Les machines présentant de nombreuses bobines sur les photos d'usine (Fig. 10 à 12) doivent participer à cette activité. Il y eut dans le village avec ces produits au moment des "restrictions" de la guerre beaucoup de tricotage de sous-vêtements et de maillots de bain non garanties! Après l'incendie, et toujours selon le même site internet, "transformée en fabrique de jouets, puis à nouveau en tissage, l'usine ne sert de magasin que depuis 1979". Aujourd'hui le bâtiment abrite la casse automobile de M. Censier fils. Depuis l'origine, l'usine était, en fait, associée au Tissage Vallart du Ronssoy, également reconstruit vers 1925 et toujours en activité, dont la dénomination était d'ailleurs "Filature Trocmé et Vallart". Ce travail en binôme supposait des liaisons fréquentes entre les deux établissements et les Épéhiens ont bien connu le "teuf-teuf" du véhicule qui les assurait, avec son moteur à 1 cylindre, ensuite remplacé par le "pan-pan" d'un autre véhicule, cette fois à 2 cylindres... Georges Vallart, prisonnier en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, a souvent fait office d'informateur via la Croix-Rouge, pour renseigner les Épéhiens sous occupation allemande et sans nouvelles des leurs4. Gabriel Trocmé l'en a cent fois remercié chaudement dans ses écrits. Nous avons de l'intérieur de l'usine Trocmé quelques photos anciennes qui semblent dater des premières années. Les lecteurs compétents pourraient peut-être nous aider à mieux identifier les machines photographiées ; on y distingue bien les systèmes de transmission qui les faisaient fonctionner.
Le personnel de l'usine : cadres et ouvriers Tout en habitant Épehy, Quentin, fort de son expérience parisienne, exerçait les fonctions de contremaître au tissage Vallart du Ronssoy, cela jusqu'au jour fatidique du 17 mai 1940.
Jour fatidique, en effet, qui fut celui du départ pour l'exode des familles Trocmé (Raoul, sa mère et son épouse Léa), Ménil et Chavaroc. Retenu par un travail à l'usine du Ronssoy, Quentin partit quelques heures plus tard que les autres, au milieu de la journée, ce qui le fit arriver à Péronne juste au moment où les avions allemands bombardaient la ville (voir à ce sujet les souvenirs de Gérard Delauney dans l'article "R comme Rail"). Il y eut des morts et Quentin fut parmi les blessés. N'étant qu'un civil, il n'eut pas droit, à la différence des militaires, à la piqure antitétanique, ce qui lui valut d'être amputé d'une jambe quelques jours plus tard, à l'âge de 34 ans. Leur œuvre accomplie, sur la route du retour vers leur base les bombardiers allemands survolèrent à nouveau Épehy, non sans lâcher quelques rafales de mitrailleuse sur Claude Saunier et son grand frère qui, depuis la rue, les regardaient passer : "Ce fut mon baptême du feu !", se souvient-il. Les trois familles se réfugièrent à Condé-sur-Noireau (14), puis à Saint-Germain du Crioult où elles retrouvèrent la famille Saunier réfugiée à Beaumont-le-Roger (27). Au retour de l'exode, Raoul Trocmé embaucha Quentin Ménil dans ses bureaux ; il y travailla jusqu'en 1964. Quel patron fut Raoul Trocmé ? Sans doute un patron exigeant pour ses employés, veillant à la bonne marche de l'entreprise, mais aussi un homme soucieux du développement de son village et du bien-être de son personnel. On peut dire qu'il fut un "patron social" comme le furent d'autres à la même époque5 ; une attitude que l'on qualifierait volontiers aujourd'hui de "paternaliste", qui n'était certes pas désintéressée puisqu'elle attachait les salariés à l'entreprise, même si leur paye pouvait être modeste, et prévenait ainsi les mouvements sociaux, mais une attitude certainement bien plus humaine et porteuse de valeurs que celle du capitalisme sauvage et cynique actuel. Sans doute haussait-il facilement la voix, ce qui pouvait impressionner certains salariés, mais pas tous ! Ainsi, à l'issue d'une dispute avec Héluin, le chauffeur des locomobiles, ce dernier quitta sur le champ sa combinaison de travail et... l'usine. Et voilà l'usine en panne : plus de vapeur, plus d'énergie pour faire tourner les machines, le tissage s'arrête. L'électricien Raymond Saunier propose son aide pour sauver la situation et fait tourner les deux loco pendant plusieurs jours... jusqu'à la réconciliation des antagonistes...
Les anciens du village se souviennent que, dans les années 1930, Raoul participait chaque année à la distribution des prix et à l'arbre de Noël des enfants, lequel était animé par une troupe théâtrale qu'il soutenait de ses largesses. Dans la difficile période de l'immédiate après guerre, il fut élu maire du village (1945-1949) et les réalisations qui marquèrent son mandat montrent bien les préoccupations sociales qui étaient les siennes. C'est ainsi qu'il mit en place une cantine scolaire là où se trouvait précédemment l'hôtel Virgile, et fit ouvrir une consultation de nourrissons gérée par Mlle Girard de Roisel. Un souvenir personnel : il transforma, vers 1946-1947, l'entrée de l'École des Garçons en salle de travaux manuels pour y installer des étaux où nous apprenions à scier et à limer des tiges de fer, sous sa direction attentive. Et un autre souvenir encore, celui, sans doute dans un louable souci de transparence, du compte-rendu de sa gestion municipale lors d'une réunion publique à la Salle des Fêtes, répondant aux questions et aux critiques. Il semblerait d'ailleurs que les critiques reçues au cours de son mandat l'avaient beaucoup affecté, au point que, par la suite, il n'a jamais voulu en demander le renouvellement.
On reconnaît, de gauche à droite : Sans négliger les animations festives dans la commune (défilés de chars fleuris, don des casquettes pour les musiciens - voir la Fig. 10 de l'article "F comme Fanfare"), il eut également le souci de la sécurité et de la santé des habitants. Ainsi fit-il don à la commune d'une pompe à incendie mobile et moderne dont, tout naturellement, Léa Trocmé fut la marraine (Fig.17).
Une autre réalisation qui doit beaucoup à Raoul Trocmé fut l'ouverture d'une pharmacie à Épehy à la place de l'ancien Café de la Mairie (Fig.18) avec le pharmacien Pauchant et les préparateurs Louis Masson et René Prévôt. Une autre initiative, tout à fait conforme aux pratiques des entreprises de l'époque, fut la création, dans les années 1950, d'une colonie de vacances à Fort-Mahon appelée "Bikini", qui ne fut d'ailleurs pas réservée aux seuls enfants des salariés du tissage mais accueillait aussi tous ceux du village. Comme il l'avait fait pour la construction de l'usine, Raoul Trocmé fit appel pour cette réalisation, à des artisans d'Épehy. La photo de la Fig. 19a, apparemment prise dans une ambiance assez ludique ("Les artistes" dit l'écriteau), en montre la première étape.
Fig. 19 b. Bikini tout neuf (Coll. C. Saunier).
Une photo (Fig. 20) nous montre une vingtaine d'enfants participant à cette colonie, ainsi que cinq personnes qui constituent sans doute l'encadrement. Là encore, nos lecteurs pourraient probablement nous aider à retrouver quelques noms manquants ? Fig. 20. La colonie de vacances "Bikini" à Fort-Mahon, vers 1950 (Coll. Maurice Despagne).
Identification des personnes :
Pour l'anecdote, "Bikini" avait pour voisine la célèbre actrice Paulette Dubost, née en 1910 et décédée en 2011, qui participa à de nombreux films.
Fig. 20 a & b. Paulette Dubost à 30 et 99 ans (Wikipédia). Reste, pour une présentation complète du personnel de l'usine, une impressionnante photo (Fig. 21) qui rassemble plus de 100 personnes sous le titre "Fête et réunion du personnel du tissage". Elle fut prise en 1952 à l'occasion d'une redistribution des bénéfices de l'entreprise, nouveau témoignage de l'esprit philanthropique de son directeur.
On y voit, en bas, le personnel de direction, surtout masculin, et derrière, les employés et ouvriers, en grande majorité femmes et jeunes filles. Beaucoup sont d'Épehy, d'autres des villages environnants, principalement du Ronssoy. Les trois figures ci-après, agrandissements de cette photo de gauche à droite, identifient 53 personnes d'Épehy (merci aux lecteurs qui pourraient nous aider à compléter cette liste et nous signaler les erreurs éventuelles).
Identification des personnes :
Identification des personnes : (1),Voir dans les Réactions ci-dessous envoyées par ses deux filles : il s'agit plutôt de M. Charles Doublet.
Identification des personnes : Terminons cette évocation de l'usine Trocmé par deux photos illustrant la vie familiale de son directeur-fondateur.
La première (Fig. 22), a été prise en 1939, probablement à l'occasion d'une fête, en compagnie de son épouse née Léa Ménil et, en bas de gauche à droite, de Denise Pierre, Nicole et Anita Santi, et leur nièce Huguette Ménil, future épouse Hourmagne. Raoul a alors 46 ans. Et la dernière (Fig. 23), prise dans les années1960. Raoul est décédé en septembre 1971, trois mois après que, de son vivant, son nom ait été donné à la Grande Rue, hommage exceptionnel à un homme qui fut exceptionnel et qui, de la même façon que Gabriel Trocmé, a marqué profondément l'histoire de son village natal.
Notes :
Remerciements : Date de création : 28/10/2009 @ 17h26 Réactions à cet article
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