Sommaire

Fermer Petite bibliothèque

Fermer Les origines du village


L'abécédaire d'Épehy

Fermer Le village

Fermer Les champs

Fermer Instantanés

Fermer À propos de...

Fermer Au fil des ans...

Fermer Galerie de Portraits

Fermer 1914-2014, le centenaire

Fermer La Reconstruction

Fermer Courrier des Lecteurs

Recherche



Lettre d'information
Pour avoir des nouvelles de ce site, inscrivez-vous à notre Newsletter.
S'abonner
Se désabonner
Captcha
Recopier le code :
27 Abonnés
Annuaire de liens
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

Record de visites

   visiteurs

Le 23/12/2022 à 09h55

Les origines du village - Troisième partie

TROISIÈME PARTIE : RETOUR SUR LE TERRAIN

 

Aucun des documents auxquels j'ai eu accès ne donne d'indication sur l'endroit du territoire d'Épehy où a pu se dresser le château du seigneur Sohier le Roux (ou de son fils Almaric). Alors que l'existence d'un établissement monacal, ce "prieuré considérable" mentionné par G. Trocmé, est resté ancrée dans la mémoire collective sous la désignation de "château des moines", nulle part ne demeure, même dans la micro-toponymie locale, le souvenir de cette construction féodale dont la durée a sans doute été trop éphémère. Peut-on néanmoins en deviner l'emplacement ?

Je tenterai ici l'analyse géographique du site du village pour y explorer les traces qu'ont pu y laisser ses premiers occupants connus, dans l'ordre qui me semble correspondre à la chronologie de cette occupation : au Riez, à Pezières, et au lotissement d'Épehy (la haie d'Espauhy). Mais comment ne pas regretter, ce faisant, que la Commission de la Société des Antiquaires de Picardie invitée par Henri Lempereur à visiter Épehy en 1863, n'ait pas songé à sauvegarder au moins deux des documents manuscrits aujourd'hui disparus que celui-ci leur présenta : "le «Terrier d'Épehy» rédigé de 1763 à 1764, accompagné d'un immense plan seigneurial de cette localité"... Nul doute que cela nous aurait beaucoup aidés dans ces recherches...

Le Riez

Vieux chemins...

L'observation du tracé actuel des chemins autour d'Épehy confirme clairement le fait qu'ont existé, avant l'opération de lotissement au long de la Chaussée Brunehaut, deux entités locales bien distinctes, le Riez et Pezières, puisque, de l'une comme de l'autre, partent encore aujourd'hui des voies qui aboutissent aux mêmes villages, Villers-Guislain au nord, Villers-Faucon et aussi Guyencourt-Saulcourt au sud.

Ainsi, le "chemin de Cambrai" que l'on peut suivre à partir de Vermand, passe par Roisel où il porte déjà ce nom, puis Le Riez, pour se dédoubler ensuite en direction de Villers-Guislain et d'Honnecourt, une continuité qui démontre l'importance de ce parcours ancien. Ne s'agissait-il pas là de la route gauloise dite "Voie d'Hermenne" (ou de l'une des branches de celle-ci) qui reliait Vermand à Cambrai et permit notamment de ravitailler en vins du Soissonnais les moines de l'abbaye d'Honnecourt comme, plus tard, ceux de Vaucelles (P. Legrand, 1985) ? Qu'en 670 la donation du propriétaire Amalfride aux premiers moines d'Honnecourt soit signée à Vermand suppose en effet l'existence d'une liaison routière habituelle qui devait logiquement passer par Le Riez- Épehy. Ce chemin ancien fut-il d'abord repris par les Romains aux premiers temps de leur colonisation, avant d'être remplacé par la nouvelle voie Cambrai-Vermand ? La présence de vestiges gallo-romains sur la route Épehy-Honnecourt près du cimetière militaire britannique (Gibot, 1978, cit. Gabet 1995, p.37) constituerait une indication en ce sens. On peut en effet faire l'hypothèse qu'il y eut là aussi, de la même façon que pour l'axe Bapaume-Saint-Quentin, deux itinéraires romains partant de Cambrai qui se succédèrent dans le temps, le plus ancien ayant simplement repris le chemin gaulois en direction de Vermand, tandis que le plus récente, dont on perd la trace au sud du Catelet, aboutissait aussi d'abord à l'ancienne capitale gauloise, puis à Augusta Viromanduorum après sa construction en 27 av. J.C.

S'il en est ainsi, le carrefour du Riez où se croisaient la Chaussée Brunehaut et ce chemin pré-romain nord-sud, serait nettement plus ancien que celui de Pezières, et peut logiquement correspondre au lieu où furent implantés le "poste secondaire" romain suggéré par Decagny ou la mansio que je suggère, puis la forteresse féodale qui, vers le Xe siècle, aurait été érigée quelque part sur un point élevé du site, soit aux environs de l'église actuelle.

Peut-on s'aider de la topographie pour s'assurer que le château seigneurial était bien en ce lieu, sachant qu'en principe il devait être implanté à l'endroit le plus élevé du village ? En réalité, les variations locales d'altitude sont faibles (Fig. 2 : carte IGN, 1/25 000) : aux deux extrémités du village, aussi bien à Pezières qu'au Riez, l'altitude avoisine les 140 mètres, le point le plus bas du village se situant au milieu de la Rue R. Trocmé (136 mètres), là où se trouve actuellement la mairie. L'approche par la topographie ne permet donc pas de conclure avec certitude.

... et mauvaises terres

Poursuivant son récit, G. Trocmé écrit : "Dans le partage des biens du comte Sohier de Vermandois, la partie sud-est du territoire avait été dévolue au baron d'Honnecourt, le véritable chef de la coalition des seigneurs ; celui-ci afferma ses terres à des métayers qui se fixèrent à un endroit qu'ils nommèrent "El Rio" qui devint "Le Riez" (el rio, le ruisseau, par dérivation la vallée ; une petite vallée, en effet, part de cet endroit de la chaussée Romaine et se dirige vers l'ouest)". Et l'auteur explique que sa famille reçut alors des terres un peu plus à l'est et construisit là une ferme qui fut dénommée "La Malassise".

Le paragraphe surprend pour plusieurs raisons. Plutôt qu'une vallée, le quartier appelé aujourd'hui Le Riez constitue, on l'a vu, l'autre point le plus élevé du village, faisant pendant à celui de Pezières, et la vallée qui, en cet endroit, se dirigerait depuis la chaussée romaine vers l'ouest n'est guère perceptible. L'auteur semble étendre l'appellation "Le Riez" jusque vers La Malassise, ce qui surprend également. Aujourd'hui, la "Rue du Riez" n'est que le premier tronçon de la route qui conduit à Sainte-Émilie à partir de la rue principale du village.

Mais surtout, rapporté au XIIe, le terme espagnol El Rio est anachronique1. Sur les cartes anciennes, on ne trouve d'ailleurs pas mention du Riez, alors que Pezières et Malassise y sont parfois portés (cartes de 1656 et 1753), ainsi que, de façon plus régulière, le toponyme Épehy (XVIe siècle, 1585, 1636, 1656, 1694, 1723 - mais curieusement, pas sur la carte de 1753). Il est par ailleurs étonnant que P. Decagny ne fasse aucune allusion à l'existence d'un lieu-dit "Le Riez" et donne un tout autre nom pour désigner le même endroit : "Hourrier", sans tenter de l'expliciter. Il ne précise pas où il a trouvé ce mot, à notre connaissance inédit, pour lequel nous n'avons pas pu établir une étymologie plausible2 et qui correspond d'ailleurs à un nom de famille présent dans le nord de la France. Faut-il y voir simplement une déformation ou une mauvaise transcription de "Au Riez"... ce qui ne nous avance guère sur son origine ?

L'IGN a dénombré en France environ 150 de lieux-dits incluant le mot "riez", en majorité situés dans le nord du pays (Aisne, Nord, Pas-de-Calais, Somme), mais on observe qu'ils ne désignent pas nécessairement une rivière ou une vallée et qu'au contraire certains correspondent à une hauteur, une crête ou un versant. En fait, Chaurand et Lebègue (p.188) donnent à ce mot une origine germanique : il dérive du francisque reûd qui désigne une friche, des terres incultes ou de mauvais rapport, qui ne seront pas soumises à l'assolement triennal généralisé vers le XIIIe siècle. Donc un lieu aux terres peu fertiles, et les mêmes auteurs écrivent : "Dans les années 1950, les habitants du Vermandois se souvenaient encore de ces riez qu'on ne cultivait que tous les 3 ou 4 ans. La plupart des riez ont fini par être intégrés aux terres de culture et les lieux-dits de ce nom surabondent".

Par ailleurs, les historiens du Moyen-Age nous apprennent que les "riez" n'étaient pas pour autant inutilisés par les paysans. Voici ce qu'ils en disent, justement à propos de la Picardie : "Vers l'an mil le paysage rural se présentait comme une série de clairières labourées entourées d'une vaste zone de friches (pour l'élevage) et d'un cordon forestier. Des petits défrichements se multiplient à partir du début du XIeme siècle. Dans un premier temps, quand les paysans ont davantage d'outils et de main d'œuvre, ils s'attaquent aux zones de friches plutôt qu'à la forêt. On a longtemps pensé que le défrichement était avant tout forestier à cause de l'emploi du terme silua par les chroniqueurs médiévaux. Or les défrichements touchent en premier lieu les riès (friches couvertes de ronces), les larris (herbe rase et pelée), les avesnes (sols maigres et pierreux), les garennes (sols sableux). Cela est dû à l'insuffisance de l'outillage en fer, indispensable pour la déforestation. Les paysans ont aussi défriché des petits bois, qui étaient très nombreux et qui gênaient les communications entre les villages. Ces bois n'étaient pas entretenus et avaient mauvaise réputation, car ils pouvaient abriter des animaux néfastes aux cultures ou des hors-la-loi. Les défrichements, assez peu nombreux au XIeme siècle, se développent au XIIeme siècle, et se poursuivent jusque vers 1275"3.

Tentons donc d'imaginer ce qu'était devenu, au Xe siècle, le Spehiacum gallo-romain : une clairière avec, au centre, le château (le château d'Espauhy) et les habitations qui en dépendent, puis les champs défrichés et cultivés quelques années (cultures itinérantes) au long des chemins qui divergeaient depuis cette clairière, plus loin les friches du riez (ou riès) d'Espauhy où l'on conduisait les animaux à la pâture, et plus loin encore, la forêt pas encore défrichée.

L'ancienne église d'Épehy
Fig. 7. L'ancienne église d'Épehy

Hauteur, terres en friches, le Riez d'Espauhy est donc devenu, à un moment son l'histoire, le Riez tout court. Resterait à déterminer au profit de qui, et quand, cet espace a joué un rôle de "riez" dans l'organisation du terroir : pour les paysans à demeure aux alentours du château ? Pour les moines de Pezières ? Pour les colons agricoles du lotissement ?

Église et château

Selon Trocmé, jusqu'au XVIIe siècle, "les quatre centres de Pézières, Epehy, Le Riez et Malassise avaient une modeste chapelle vicariale, érigée à l'extrémité nord du hameau du Riez, et qui n'était qu'une simple succursale de l'église de Villers-Faucon". Cette chapelle Saint-Nicolas dépendait de Leuilly où se trouvait un fief du Chapitre de Mont St. Quentin (près de Péronne), même si, selon Decagny, un "maître-curé" a cependant pu résider à Epehy, car, selon cet auteur, la paroisse avait disparu en même temps que le seigneur et sa châtellenie. Trocmé place la construction d'une "église très spacieuse" au XVIIe siècle, d'ailleurs "à côté de la vieille chapelle" et P. Decagny précise : "Ce n'est qu'au XVIIe siècle (avant 1648), que cette chapelle fut remplacée par une église très spacieuse, assez régulière, mais sans caractère architectural, qui fut construite, écrit-il aussi, à côté de la vieille chapelle" (Fig. 7).

L'érection du village en paroisse aurait donc été très tardive, et Decagny la présente comme une conséquence du Concordat de 1801. L'ancienne église fut détruite en 1917 comme le reste du village, mais il en existe des cartes postales anciennes. Le site internet www.epehy.com situe sa construction en 1618, tandis qu'un autre document la reporte à l'année 1707 (Decloquement, Vasseur, t. 2, p.31). Elle se trouvait donc, tout comme la chapelle initiale Saint-Nicolas, sur le même lieu que l'église actuelle (toujours dédiée à St. Nicolas).

Ces diverses informations (carrefour de voies anciennes, endroit élevé, vestiges gallo-romains, chapelle ancienne) donnent donc à penser que le Riez a constitué très tôt une sorte de pôle de peuplement. Selon le médiéviste Georges Duby, dans le nord de la France, le regroupement de l'habitat, auparavant dispersé, s'est produit au VIIIe et même au VIIe siècle, d'abord autour du cimetière4, et c'est fort logiquement sur ces lieux qu'ont dû être édifiés la motte féodale et le château des seigneurs d'Épehy. Seul le lieu de culte, la "vieille chapelle", aurait échappé à la destruction ou bien aurait été reconstruit sommairement pour servir à la vie religieuse locale. En effet si, une fois ce château détruit, la nécessité se fit sentir de garder ou de faire reconstruire une "modeste chapelle", c'est bien parce qu'il y avait sur place un minimum de population, sans doute constituée de serfs attachés à la seigneurie qui devinrent, au même titre que la terre, propriété des nouveaux maîtres du lieu. Observons au passage que le culte de Saint-Nicolas se répandit à partir du XIe siècle, ce qui donne une indication sur la date de la consécration de cette chapelle et tend à confirmer que les événements rapportés se produisirent à cette époque.

Que le testament de Sohier le Roux ne mentionne pas la possession de domaines agricoles ni de serfs à Épehy, mais seulement celle de sa châtellenie, ne doit pas étonner, car ce dernier terme désignait alors tant le château que la juridiction du châtelain, le territoire soumis à cette juridiction et aussi sa population servile.

Mais ce château lui-même, comment se présentait-il ? Écoutons ce que nous dit Georges Duby, à propos de ce type de construction5. "Au départ, le château est quelque chose de très précaire. On creusait un fossé et on accumulait la terre pour que cela fasse comme une motte. À son sommet, on édifiait une tour de bois ou de pierre. On n'y vivait pas. C'est un symbole ; on s'y réfugiait. On le brûlait si on le prenait. Le seigneur vivait à côté, dans ce qu'on appelle la basse-cour, une grande maison, un peu plus grande que celle des paysans"6

Et pour ce qui est du châtelain, Sohier le Roux ou son fils Almaric, comment se les représenter ? "Dans le château, nous dit le même historien, un homme, plus ou moins dépendant du prince, en fait, pratiquement autonome. Il est entouré d'une escouade de cavaliers, qui sont ses amis, qui vivent avec lui en commensalité, et qu'il commande, qu'il juge, qu'il punit comme un chef de maison exerce son pouvoir sur sa famille. Ce groupe militaire détient un pouvoir considérable : celui de commander et de punir dans le territoire qui entoure la forteresse tous ceux qui y sont implantés, les paysans, et ceux qui y passent et le traversent, les marchands. Ce pouvoir de paix et de justice, dont théoriquement le chef de la forteresse est investi au nom du roi, est source de profits ; il se paie de diverses façons, à l'origine par des services, des corvées, et puis, lorsque l'économie est devenue monétaire, par des prestations en argent".

Un pouvoir qui fut sans doute ici trop considérable et source de profits excessifs sur ces routes toujours fort fréquentées, et d'autant moins toléré qu'il était exercé par un seigneur vraisemblablement originaire du comté voisin et non "de Vermandois" comme l'ont dénommé, à mon avis indûment, les généalogistes du XVIIe siècle.

La destruction de cette motte féodale se fit vraisemblablement selon la méthode employée à Vinchy, en 979, par l'évêque de Cambrai Rothard et le comte du Cambrésis Arnould, pour celle qu'Otton (fils du comte Albert de Vermandois) y avait édifiée : après avoir renversé le rempart, ils firent "combler les fossés avec du sable au point d'en faire disparaître tout vestige. Aujourd'hui, c'est à peine si la photographie aérienne permet d'en distinguer le tracé circulaire et l'enceinte extérieure de la motte" (Michel Rouche, in Trenard, 1982, p.32). On peut dès lors comprendre que si le château d'Espauhy a subi le même traitement, les traces qu'il a pu laisser soient fort ténues. Et pourtant....

Un indice en faveur de la localisation de ce château au Riez est donné par l'examen attentif du réseau des rues dans ce secteur (Fig. 8). Il apparaît en effet que les rues s'y ordonnent en une sorte de demi-cercle formé par la Rue Hérouard, puis la Rue du Corbeau, ce demi-cercle étant complété, à l'est, par la Rue du Riez proprement dite, dont la courbe légère se prolonge au milieu du bâti jusqu'à croiser la vieille route de Villers-Faucon et rejoindre la Rue Hérouard. Ce pourrait être là, à mon avis et sous réserve de découvertes archéologiques malheureusement peu probables, l'empreinte laissée par la motte féodale circulaire qui portait le château.

De même, la légère courbe qui déforme de façon inattendue la Chaussée Brunehaut à l'entrée du village, semble indiquer que celle-ci a été déplacée pour être rejetée à l'extérieur de l'enceinte du château, comme on verra qu'elle le fut à Pezières, ou bien pour être intégrée au dispositif défensif. G. Duby (1987, p. 109) décrit en effet une succession de deux terrassements pour ces châteaux : "(...) la tour s'élève au sommet d'un monticule de terre haut d'une dizaine de mètres et dont la plate-forme ne couvre pas plus d'une dizaine de mètres carrés. C'est la « motte », entourée par le fossé creusé pour l'édifier. Elle surplombe une « cour » encerclée de terrassements plus légers où se dispersent les bâtiments de résidence et de service".

Site possible de la motte féodale d'Épehy
Fig. 8. Site possible de la motte féodale d'Épehy.

Quoi qu'il en soit, le château, avec sa tour et sa motte, n'eut, comme beaucoup d'autres érigés à la même époque, qu'une existence fort brève. Si aucun document ne permet actuellement de confirmer son emplacement, il ne me semble pas interdit de supposer qu'Henri Lempereur, en construisant son château miniature décrit en 1863, se soit inspiré pour ce faire du plan seigneurial du Terrier d'Épehy en sa possession, qui en mentionnait peut-être l'ancienne localisation ou quelque vestige.

On ne saurait ici passer sous silence l'existence de profonds souterrains (assez fréquents dans toute cette région calcaire) partant du Riez (sous l'église) et qui débouchaient "dans diverses propriétés du village" selon Trocmé, et notamment à Pezières, voire à Honnecourt selon la tradition orale. A. Gabet (1996) mentionne également, à Pezières, "l'entrée du souterrain qui conduit à l'abbaye de Vaucelles", et P. Decagny précise de son côté que "sous l'un des contreforts (de l'ancienne église) se trouve l'entrée de vastes souterrains divisés en un grand nombre de chambres s'ouvrant sur une galerie fort étendue". Cela autorise à penser que le Riez a revêtu au cours des siècles une réelle importance stratégique et que ces souterrains, à la fois lieux de refuge et carrières de pierres, ont pu relier un lieu fortifié ou relativement sûr à d'autres lieux importants du site, voire de la région7.

Quant à la désignation de la ferme isolée "La Malassise", elle est caractéristique d'une époque que l'on peut estimer moins ancienne que la période évoquée par G. Trocmé. La date de 1632, donnée par cet auteur comme celle d'un agrandissement de la propriété familiale accordé par le baron d'Honnecourt, serait peut-être plus probablement celle de son implantation initiale. Le fait que, selon A.Gabet8, un titre de baron de Honnecourt n'apparaît dans les archives qu'au XVIIe siècle, semble bien constituer une indication en ce sens.

On peut de toute façon retenir l'idée que le défrichement de cette partie orientale du territoire d'Épehy, entre Le Riez et Le Ronssoy, a été relativement tardif. Le toponyme évoqué par Trocmé ("sarrotum"9) en témoigne, et il est possible qu'une moins bonne qualité des sols en ait été la cause, comme le donnent à penser les micro-toponymes locaux tels que "La Sablière" ou "La Povrelle" au Ronssoy, ainsi que la persistance de bois au sommet des collines, là où le sol est davantage érodé.

Pezières

Ce que dit le lieu

Sans chercher à expliciter la signification de ce mot, G. Trocmé rapporte que l'établissement créé par les moines venus de Vaucelles fut dénommé par eux "Peseriae (d'où vint Pézières)".

Le mot est assez peu fréquent dans la toponymie française : une dizaine d'occurrences selon l'IGN, toujours orthographiées au pluriel, parfois précédées de l'article "les", et appliquées non pas à des villages mais à des lieux-dits. On l'observe principalement dans les zones de relief : Ain, Doubs, Hautes Alpes, Isère, Savoie, Haute Savoie, Massif Central (Aveyron, Loire), avec quelques rares exceptions ailleurs (Indre-et-Loire, Maine-et-Loire – sous la forme Grépezières – et Épehy) et parfois combiné dans l'expression "Forêt de..." ou "Bois de...". Tout cela donne nettement l'impression d'une indication d'ordre végétal et même forestier.

L'interprétation que retiennent généralement les toponymistes (cf. Chaurand et Lebègue, p. 168), fait dériver le mot du bas-latin pisaria, ce qui désignerait un lieu où poussent des pois (en latin pisum), d'où Pisariae10. Je me permets cependant d'avoir quelque doute sur la généralisation de cette explication car, outre que le mot semble bien avoir été orthographié habituellement "Pez..." ou parfois "Poz..." plutôt que "Pis...", il me semble qu'un champ de pois n'était pas une culture si exceptionnelle dans le paysage agricole de la région au point de donner son nom au lieu concerné. Ces deux raisons, auxquelles s'ajoute celle de la localisation généralement montagnarde du mot, me font préférer une autre étymologie, celle tirée du latin "pezze" que le dictionnaire latin-anglais de Randle Cotgrave (1611), traduit par "pitch tree", c'est-à-dire arbre résineux ou arbre à poix.

Il s'agirait donc plutôt, me semble t-il, d'un lieu où l'on trouvait des résineux, pins ou sapins, d'où cette occurrence fréquente en pays de montagne où ces arbres poussent naturellement. Ailleurs par contre, et singulièrement à Épehy, il est vraisemblable que ces résineux auraient été plantés : nouveaux dans le paysage, on peut dès lors comprendre que la micro-toponymie les ait adoptés. On a oublié aujourd'hui toute l'importance qu'avait la poix tirée de la résine, au moins depuis l'époque gallo-romaine, entre autres usages pour l'éclairage jusqu'au XVIIIe siècle, quand les chandelles et les cierges remplacèrent les torches de poix11. On peut donc supposer que des résineux furent plantés là par les moines pour leur usage, le mot désignant sans doute autant la plantation elle-même que le ou les fours servant à fabriquer la poix.

Quoi qu'il en soit, il s'agit bien de l'indication d'une mise en valeur du lieu, plantation de résineux ou champs de pois.

Pezières
Fig.9. Pezières : ferme du "Château des Moines" et abreuvoir,
avant la Ire guerre mondiale (Coll. Gisèle Pertriaux).

En ce qui concerne le ou les bâtiments construits à Pezières, si la micro-toponymie n'en dit rien, la tradition orale rapporte qu'avant la destruction totale du village en 1917, on pouvait encore voir à Pezières de vieux murs appartenant à ce qu'on appelait localement "le château des moines"12. Un château habité par des moines n'étant pas situation courante, on peut faire deux suppositions. La première, que ces moines venus de Vaucelles se seraient tout simplement installés dans le château du seigneur spolié ("un prieuré considérable", en effet), d'où cette absence de tout toponyme réellement religieux, mais seulement la permanence d'un nom qui était peut-être déjà celui du château (château des Pezières ?). L'instituteur Dumont semble confirmer cette hypothèse : "Il a existé à Épehy, écrit-il, un château appartenant aux Sohier du Vermandois. Ce château, ainsi que les propriétés qui en dépendaient, a été cédé à l'abbaye de Vaucelles-en-Cambrésis. Il était relié à l'abbaye de Vaucelles par un chemin direct dont on retrouve des traces. Cet état de choses a duré jusqu'à l'époque de la Révolution". Mais, selon Trocmé, le château de Sohier n'avait-il pas été rasé ? La seconde supposition, celle que je retiens, est que, au contraire, le parler local a désigné l'imposante demeure des moines comme "château des moines" peut-être pour la distinguer de celui du seigneur dont il pouvait rester alors quelques traces, au moins dans la mémoire des habitants, mais surtout parce que, nous le verrons, elle a dû réellement ressembler à un château fortifié.

L'œuvre des moines

L'information décisive concernant l'histoire de Pezières a été apportée par J.L. Gibot (o.c.). Il y avait là, écrit-il, une "grange" monastique dépendant de l'abbaye de Vaucelles, c'est-à-dire une exploitation agricole dirigée par les moines. Citant une autre étude sur ce type de constructions, l'auteur écrit : "Ces granges et bâtiments se situaient sur des domaines de plus en plus vastes et il n'était pas rare qu'une même abbaye compte 12 à15 granges, chacune devant être éloignée de plus de 10 km. C'est dire l'importance de ces bâtiments qui servaient à protéger les récoltes, mais qui étaient également des centres d'exploitation pour les terres situées loin du monastère". Les bâtiments pouvaient donc être donc assez impressionnants pour mériter, dans le langage populaire, le titre de "château", mais ils étaient essentiellement à usage agricole. A. Gabet précise13 que ces granges cisterciennes comportaient aussi, outre des bâtiments agricoles, une maison de prière à l'usage des frères convers, d'où ce nom de prieuré attribué de façon inexacte à Pezières.

Dès 1139, soit sept ans seulement après la fondation de l'abbaye de Vaucelles, un document cité par A. Gabet (1996) confirme qu'un seigneur de Saint-Aubert a donné aux moines des terres de Pezières, et cette donation fut ensuite ratifiée par le fils de ce seigneur en 1155 et en 1191. L'auteur écrit : "Il semble que Pézières fut la première grande exploitation de l'abbaye de Vaucelles où se développa une culture intensive", à tel point qu'au début du XIIIe siècle, "l'abbé Robert de Saint-Venant (1204-1238) fit construire une nouvelle grange à Pezières et ferma celle-ci par de bonnes murailles".

Voilà donc qui peut expliquer l'expression "château des moines" et aussi la méprise de l'instituteur Dumont concernant l'occupation du château féodal par les moines. L'ouvrage de Gabet et Doffe présente des photos de Pezières (Fig. 9), antérieures à la Ire guerre mondiale, qui montrent bien toute l'importance de cette propriété affermée par les "Sieurs de Vaucelles" et achetée à la Révolution par les fermiers qui en cultivaient les terres. Peut-on avoir une idée plus précise de son emprise sur l'espace ?

Ici les traces laissées au sol par ce passé certes ancien, mais qui n'a pas été volontairement détruit, sont nettement plus apparentes et mieux conservées qu'au Riez. Comme en tant d'autres villes et villages dont les boulevards extérieurs ont remplacé les anciennes fortifications, la photo-satellite visible sur Google Earth (Fig. 10) laisse clairement apparaître un dispositif routier en forme générale de quadrilatère irrégulier que l'on peut considérer comme l'indication du tracé des murailles érigées au XIIIe siècle. Il est constitué par la rue Margot, la rue d'Écosse, puis un chemin apparemment sans nom orienté SO-NE, puis la route d'Heudicourt jusqu'à son aboutissement sur la rue Raoul Trocmé. Au centre du dispositif se tenait la "grange" et ses annexes (et encore aujourd'hui une ferme importante), et sans doute tout autour des jardins, voire des résineux (pezze), les abris pour les animaux, les champs proprement dits étant à l'extérieur de cette enceinte d'une longueur totale d'environ 1 600 mètres.

Par ailleurs, la Carte d'État-Major (Fig. 1), établie à partir de levés réalisés au plus tard en 1837, présente l'avantage de montrer l'ancien réseau des chemins, avant que certains soient tombés en désuétude ou même aient été supprimés lors des opérations de remembrement. De ce fait, elle apporte à notre recherche des indications très précieuses.

On voit ainsi que cinq chemins prenaient leur origine à Pezières : l'un, en direction de Villers-Guislain (probablement celui mentionné par Dumont) que l'on devine encore bien, partait du milieu de la muraille nord-est et, repris par la D 24 actuelle à hauteur de l'ancienne barrière SNCF, aboutissait par Banteux à l'abbaye de Vaucelles pour le ravitaillement de celle-ci. En 1251, le seigneur de Villers-Guislain Simon Bufferis signe d'ailleurs une lettre qui autorise les moines de Vaucelles à emprunter, sans payer de droits, ce chemin qui traverse ses terres pour rejoindre Pezières (Gibot, 2006, p. 12). Le croisement du chemin d'Heudicourt à Honnecourt permettait de rejoindre l'abbaye de ce lieu.

À l'est, le deuxième chemin, double (Rue du Combat et Rue R. Trocmé), se dirige vers le centre d'Épehy et Le Riez, nous y reviendrons plus loin ; le troisième, dans l'angle sud, se dirige vers Lœuilly et Vermand par la "Rue Entre Murs et Bois" et celle de la "Haie du Pré". De ce même angle partait également l'ancien chemin de Guyencourt-Saulcourt, encore visible sur la carte IGN à 1/25e, qui passait par la Ferme du Bois et arrivait au niveau de l'église et du cimetière entre ces deux hameaux. Enfin le cinquième, dans l'angle ouest, est l'ancien chemin vers Heudicourt, dit "Le Chemin Blanc", parallèle à la voie romaine14.

Le site de Pezières
Fig. 10. Le site de Pezières (Photo Google Earth)

On peut encore déduire de la photo-satellite que la Chaussée Brunehaut a probablement été légèrement déviée de façon à la repousser à l'extérieur du mur d'enceinte, au lieu de la laisser traverser de part en part le domaine des moines, comme le supposait son tracé général, cela pour la plus grande tranquillité de ces derniers. L'ensemble couvrait une superficie d'environ 16 hectares, soient quelque 40 mencaudées ou journaux. Enfin la disposition des rues donne à penser que le domaine de Pezières fut postérieurement agrandi vers le sud-est, sa limite ayant apparemment été reportée de l'actuelle rue Margot à l'actuelle rue Paul Dubois, avec pour conséquence l'ouverture d'un nouveau chemin direct vers Saulcourt, et la nécessité, pour la Ferme du Bois, de se raccorder à ce nouveau chemin. La "Rue entre murs et bois" peut être considérée comme un souvenir de cette muraille.

Il a donc existé là, dès la première moitié du XIIe siècle, une très importante exploitation agricole qui a marqué jusqu'à nos jours tant la disposition de la voirie locale que celle des communications de voisinage.

Épehy : Épines défrichées, terres convoitées

Une fois détruit le château de Sohier le Roux dont la famille, nous dit Decagny, se réfugia dans le Cambrésis, quel pouvait être l'aspect de notre village ? Sûrement quelque chose de très modeste. Imaginons : une voie romaine Arras – Saint Quentin toujours fréquentée, un autre axe perpendiculaire au moins aussi ancien, Honnecourt-Vermand, et près de ce carrefour quelques habitations de paysans ayant changé de maître. Les uns, au sud de la voie romaine, attachés aux terres attribuées, par décision du comte vainqueur, aux religieux du Mont-Saint-Quentin, sont devenus dépendants de Villers-Faucon tout en gardant une chapelle Saint-Nicolas, les autres, au nord, sont passés sous la dépendance de l'abbaye de Honnecourt, peut-être une façon, pour le comte, de remercier le seigneur de ce lieu pour l'aide apportée à l'éviction de Sohier. Plus à l'ouest, ce qui sera le centre du village n'est encore qu'un espace en grande partie boisé dont, si l'on retient l'étymologie que j'ai proposée, l'ancien seigneur s'était réservé l'usage, et le futur Pezières n'est pas davantage habité.

C'est, on l'a vu, au début du XIIe siècle que les choses comment à changer avec la construction de la grange de Pezières par les Cisterciens de Vaucelles, et chercher à comprendre le dispositif routier du centre d'Épehy nous oblige à revenir vers cet établissement. S'il n'existe aucun doute sur le réalité d'un lotissement planifié entre les deux lieux-dits Pezières et Le Riez, les modalités de sa mise en œuvre sont beaucoup moins claires. Le seul témoin qui nous en reste aujourd'hui est cet ensemble de deux axes parallèles anciens qui délimite un long rectangle (environ 1 000 mètres de long et 100 mètres de large) dans lequel ont été découpés les lots attribués, ce qui donne son aspect original au plan de village (Fig.11).

De part et d'autre de la Chaussée Brunehaut, en effet, la structure centrale du village est typiquement celle d'un waldhüfendorf, d'un village-rue de défrichement en zone forestière "dont les maisons s'alignent le long de la rue ; chacune possède une seule grande parcelle attenante, allongée, perpendiculaire à la rue"15. Sur la photographie aérienne, la persistance à travers les âges d'un tel dispositif est remarquable : au nord-est, une deuxième rue parallèle à la "Grande Rue" sur toute sa longueur ferme l'ensemble du lotissement. Appelée "Rue du Combat" (évocation de la Ire guerre mondiale), sa dénomination habituelle était aussi "Derrière les Haies", peut-être un lointain souvenir des haies d'épines d'Épehy16. On ne saurait cependant exclure, comme le remarque Claude Saunier, que le tracé de la chaussée romaine puisse correspondre à l'axe Rue du Combat – Rue de la Brasserie – rue Marie Vion, plutôt qu'à celui de la Grande Rue.

La Grande Rue (devenue Rue Raoul Trocmé) semble bien avoir été véritablement la base du lotissement et du peuplement primitif, le long de laquelle les parcelles ont été mesurées et tracées perpendiculairement, et les habitations installées, probablement aussi perpendiculairement à cette rue, tandis que l'autre axe (Derrière les Haies ou Rue du Combat), semble plutôt avoir joué, même jusqu'à présent un rôle relativement secondaire pour les habitants, les constructions à usage d'habitation y étant rares aujourd'hui encore. Peut-être est-ce vers cet axe que fut déviée la circulation de la voie romaine, un peu à la façon de nos boulevards extérieurs modernes ?

Quand donc cette opération de colonisation agraire fut-elle réalisée ?

Selon le récit de G. Trocmé, les choses furent assez simples. Après que les seigneurs voisins eurent dépouillé Sohier de sa châtellenie, "Les moines créèrent d'abord, au centre de ces terres, un prieuré considérable auquel ils donnèrent le nom de "Peseriae" (d'où vint Pézières) ; ils affermèrent leurs terres à plusieurs fermiers qu'ils groupèrent autour de leur prieuré. Ramenant ensuite de leur fief de Vaucelles plusieurs pauvres familles, ils leur firent don d'une parcelle de terre à chacune, à charge de la cultiver et moyennant la redevance annuelle d'un chapon ; les parcelles concédées s'échelonnaient, à l'est de Pézières, le long de la chaussée Romaine qui reliait Arras à Saint-Quentin. Cette agglomération, en s'étendant, absorba l'emplacement où était auparavant situé "Spehiacum", et servit de trait-d'union entre le hameau de Pézières et celui du Riez...".

Les premières terres mises en culture par les moines, en réalité confiées à des "fermiers", furent donc très logiquement celles situées autour de la grange de Pezières. Puis les moines installèrent des familles de Vaucelles sur un lotissement tracé entre les deux hameaux. Le défrichement et l'occupation complète du site actuel du village auraient donc été achevés en deux étapes, sans doute en fonction des besoins grandissants liés au développement de l'abbaye, la seule certitude sur leur datation étant que tout cela eut lieu après 1132, date de création de l'abbaye de Vaucelles.

Dispositif routier du centre d'Épehy
Fig. 11. Dispositif routier du centre d'Épehy (Photo Google Earth)

Avec le récit de P. Decagny l'histoire de ce lotissement d'Épehy devient plus complexe et plus mouvementée. On y apprend en effet que "plus tard, à cause de leurs différents avec le Chapitre de Saint-Quentin, les religieux de Vaucelles reportèrent cet établissement particulier dans un lieu qui reçut le nom de Vaucelette. Dès lors, ils confièrent la culture de leurs terres à des fermiers dont les habitations nouvelles étendirent l'enceinte des hameaux de Pezières et d'Hourrier qui renfermait une chapelle Saint-Nicolas. Et, ajoute la tradition, en vue de favoriser encore davantage le développement de cette colonie agricole, ils divisèrent en un grand nombre de parcelles le terrain qui séparait ces deux hameaux d'Épehy, pour les concéder à tous ceux qui voulaient y bâtir leur maison, sous l'unique redevance annuelle d'un chapon".

Les moines auraient donc quitté leur établissement de Pezières "plus tard", c'est-à-dire après 1274 puisque, suivant le même auteur, un cartulaire de l'abbaye de Fervacques signale encore leur présence à cette date, et l'auraient alors mis en fermage. Mais on voit mal pourquoi ce serait seulement à leur départ qu'ils auraient procédé au lotissement d'Espauhy ainsi devenu lieu d'une nouvelle mise en valeur agricole moyennant la modique redevance d'un chapon.

Outre le fait qu'elle situe l'entreprise au XIIIe siècle, cette relation fournit plusieurs autres indications intéressantes.

D'une part, elle rend compte de l'existence de la ferme de La Vaucelette, à la limite des territoires d'Épehy et de Villers-Guislain, là où avait existé une villa gallo-romaine (voir Fig.4). Dans son article sur cette ferme, J.L. Gibot (1985) s'étonne à juste titre que les archives relatives à l'abbaye de Vaucelles ne fassent aucune référence à une possession sur ce lieu et, constatant la proximité des "granges" de Pezières et de La Vaucelette, pose la question : "La ferme de La Vaucelette n'était-elle qu'une dépendance de Pézières ?". Selon Decagny, il s'agirait effectivement, pour les moines de Pezières, d'une sorte de lieu de repli qu'ils auraient investi d'autant plus aisément qu'il avait déjà fait l'objet d'une occupation antérieure. A. Gabet (2006, p.7) écrit d'ailleurs que ce domaine (La Vaucelette) des religieux de l'abbaye de Vaucelles est attesté du XIIIe jusqu'au XVIIIe siècle17. Des textes plus tardifs (début XVIe siècle) utilisent même l'expression : "La ferme de la Vaucelette les Pézières" (Gabet, 2006, p.17). Observons cependant que cette ferme se trouve sur une ancienne voie Revelon-Honnecourt plutôt que sur le chemin Pezières-Villers-Guislain, ce qui fait supposer que les moines auraient plutôt réoccupé et réaménagé un habitat déjà existant et non pas véritablement créé cette ferme, car si c'était le cas, ils n'auraient pas localisé leur création ainsi à l'écart de leur route18. S'ils ont alors physiquement déserté Pezières, comme le laisse entendre Decagny, ils y avaient cependant gardé leurs propriétés et on peut penser que le défrichement et le lotissement de ce bois résiduel, apparemment appelé la haie ou la hayette d'Espauhy, résultèrent d'un accroissement de leurs besoins et donc de leur activité économique sur le site, sans doute au cours du XIIIe siècle.

Dans cette opération de lotissement, qu'est devenue la voie romaine ou Chaussée Brunehaut ? Les cartes suggèrent que la rue R. Trocmé a suivi son tracé et qu'elle aurait donc servi de base au lotissement. Observons pourtant que cette rue centrale ne se trouve dans le prolongement ni de la voie venant du Ronssoy ni de celle venant d'Heudicourt, ce qui supposerait un curieux décrochement dans le tracé général de la chaussée au lieu-dit Spehiacum. Claude Saunier signale n'avoir rien remarqué qui fasse penser aux vestiges d'une chaussée romaine lors de travaux de réfection de la Grande Rue19. Correspond t-elle plutôt aux rues du Combat et de la Brasserie, ou bien a t-elle tout simplement été détruite lors de ce lotissement tiré au cordeau ? Cela me semble assez probable, car il s'est agi avant tout de relier le plus directement possible les deux hameaux.

D'autre part, le récit de Decagny apporte aussi des indications sur le contexte dans lequel se déroulait cette mise en valeur agricole de la zone et qui était bien un contexte de compétition, compétition entre les seigneurs, fussent-ils religieux, qui avaient hérité du fief de Sohier. Si l'on croise les deux récits, il apparaît en effet que la partie nord et nord-ouest du terroir (Pezières et "Épehy-centre" proprement dit) relevait de l'abbaye de Vaucelles (800 hectares selon Decagny), la partie est (Le Riez) de l'abbaye ou du baron d'Honnecourt20, et toute la partie au sud de la Chaussée Brunehaut au Chapitre de l'abbaye du Mont Saint-Quentin (près de Péronne) relayé par la paroisse de Villers-Faucon qui en dépendait au moins depuis le VIIIe siècle. La chapelle Saint-Nicolas n'était qu'une simple succursale de l'église de Villers-Faucon, nous dit Decagny, et la dîme de cette chapelle était partagée entre le Chapitre de Saint-Quentin (qui en nomme les titulaires comme dépendants de Villers-Faucon), et le Chapitre de Saint Fursy (Péronne).

Mais les relations entre ces différents bénéficiaires ne furent donc pas toujours sereines, comme le montre le repli des Cisterciens vers La Vaucelette. À propos de l'histoire de Villers-Faucon, Decagny évoque, malheureusement sans le dater, un autre épisode de cette rivalité entre religieux pour la possession des terres. "Les religieux de Vaucelle, écrit-il, qui possédaient des biens considérables à Epehy, avaient acheté quelques muiées de terres à Lulli, malgré un accord d'après lequel ils ne devaient faire aucune acquisition sur les domaines du Chapitre de Saint-Quentin21 De là une procédure dans laquelle Gauthier, abbé du Mont-St.Quentin, prononça un jugement arbitral. Il ne put refuser un blâme à la conduite des religieux ; mais il réclama leur pardon, sous la promesse de mieux remplir désormais leurs engagements. Le Chapitre souscrivit à cette sentence, en vue de la paix et par considération pour ces enfants de St. Bernard, il leur accorda même l'usage de la carrière de Lulli située entre Villers et Epehy". A. Gabet (1995, pp. 53-54) montre que, par ailleurs, les différends entre les moines d'Honnecourt et ceux de Vaucelles furent récurrents tout au long des XIIe et XIIIe siècles, et il convient de rappeler ici que la puissante abbaye de Vaucelles possédait plus de 20 fermes réparties entre Soissons et Bruges22.

Le centre du village fut donc le dernier lieu mis en valeur et habité, mais ce fut lui qui, par la suite, donna son nom, Épehy, à l'ensemble formé par les trois quartiers. Si Pezières continua à figurer sur les cartes à cause de l'importance et de la pérennité de l'établissement monacal, le Riez, pourtant lieu d'implantation des églises successives, en disparut. On ne parla plus désormais de la hayette d'Espauhy ni du riez d'Espauhy, mais seulement d'Espauhy, sans doute parce que le lotissement était devenu l'endroit le plus peuplé du site.

Quand donc cette "réunification" a t-elle eu lieu ? Et comment, en fonction de quel accord, et quand les terres dépendant d'Honnecourt et de Vaucelles, et qui se trouvaient dès lors rattachées au comté du Cambrésis (c'est-à-dire au Saint-Empire, puis aux Pays-Bas espagnols), ont-elles été réunies avec celles attribuées à Villers-Faucon, de façon être intégrées dans un même territoire nommé Épehy ? Selon Trocmé, "après la Révolution française, les biens des Moines de Vaucelles et ceux des seigneurs d'Honnecourt, mis en vente, furent rachetés, en grande partie, par les fermiers qui les exploitaient, sur Pézières, Le Riez et Malassise". Si la vente et les achats évoqués ne font guère de doute23, ces ventes des biens nationaux ayant eu lieu entre 1791 et 1806, la raison du retour de ces terres au même terroir d'Épehy, comme sa date et ses modalités restent mystérieuses. Fut-ce seulement lors de la constitution de la commune d'Épehy selon le décret de la Convention Nationale du 10 Brumaire An II (31 octobre 1793) qui créa les communes de France ? Encore une question qui reste à élucider...

ÉPILOGUE

L'histoire n'était pas finie...

Étrange destin que celui d'Épehy... On reste sidéré de constater que la mésaventure d'un seigneur du XIe siècle, quel qu'il fut (Eudes, Sohier ou Almaric) et quelle qu'en fut la cause, ait pu sceller pour sept siècles (de 1160 environ à 1801) la disparition de toute existence juridique autonome à ce village qui s'en est trouvé divisé en trois hameaux soumis à trois seigneuries voisines, laïques ou ecclésiastiques : Mont Saint-Quentin, Honnecourt et Vaucelles. Étrange situation certes, mais finalement identique à celle de Villers-Guislain (Gabet, 2006, p.11) coupé en deux, de 1185 à 1678, par la frontière entre Picardie et Cambrésis, c'est-à dire entre France et Saint-Empire Romain Germanique... Et l'on n'est pas moins stupéfait de constater que, en dépit de tous ces siècles écoulés, le village ait réussi à se reconstituer, retrouvant ainsi une identité qui n'aurait jamais été oubliée. Comment la mémoire collective de l'existence d'une ancienne entité territoriale unique a t-elle pu réellement traverser ainsi les siècles (du XIIe au XVIIIe siècle !) et rester suffisamment vivace au point de réussir à provoquer la reconstitution de la châtellenie de Sohier sous la forme d'une commune moderne ?

Symboliquement, la mairie, comme les écoles, seront construites juste au milieu de la Grande Rue d'Épehy, au centre géographique du village, à égale distance de Pezières et du Riez, ses deux hameaux d'origine.

Qui la poursuivra ?

Que reste t-il au terme, provisoire, de cette recherche qui, initialement, ne se voulait qu'un essai de confrontation et de synthèse des documents disponibles sur les origines d'Épehy ? Quelques avancées, quelques découvertes, des hypothèses de travail et des questions nouvelles et en suspens... mais n'est-ce pas là le propre de toute recherche : ouvrir de nouvelles pistes pour de nouvelles investigations ?

À celles ou ceux que cette histoire locale intéresse, je me permettrais de leur suggérer, dans la mesure où, résidant sur place, cela leur est plus facile qu'à moi, de s'orienter d'abord vers l'analyse détaillée des cadastres d'Épehy et de leur micro-toponymie, souvent fort instructive, puis de réexaminer si possible les sources utilisées par G. Trocmé et P. Decagny (en particulier Colliette et Grenier), de procéder au dépouillement systématique des diverses revues régionales et des publications de la Société des Antiquaires de Picardie, et enfin, plus difficile et fort aléatoire, de revenir aux documents de première main, mentionnés ou non par ces auteurs, s'il en existe encore. Ainsi pourraient être confirmées ou infirmées les quelques approches que j'ai tentées ici.

André Franqueville, 2007

Notes :
1 Le micro-toponyme "Riez" se rencontre principalement dans le Nord et le Pas-de-Calais, mais il ne peut dériver de l'espagnol car ce n'est qu'au début du XVIe siècle que cette région passe sous contrôle espagnol. Dans la région, le mot picard qui désigne un ruisseau est plutôt "rieu" ou "riu".
2 Un rapprochement avec orouer, orrouer ou ourouer, dérivés régionaux de oratorium, n'est guère convaincant.
3 http://w1.neuronnexion.com/~pichonbl/IUTA.html, Histoire locale : Amiens et la Picardie, 1998.
4 Georges Duby, 1987, p.93.
5 Interview recueillie par François Ewald pour le Magazine littéraire n° 248, décembre 1987.
6 Observons que le testament de Sohier évoque la châtellenie d'Espauhy et non du Riez.
7 Cette question des souterrains sera reprise dans un autre texte en préparation avec la participation de Claude Saunier.
8 Communication personnelle.
9 Il s'agit d'un essart récent, et moins probablement de "sable roux" comme l'indique la carte IGN au 1/25 000, même si, dans la région, les sables landéniens recouvrent parfois la craie.
10 Il faut sans doute ajouter à cette liste les lieux-dits "Ferme de Posières" et "Bois de Posières", au village d'Équennes-Éramécourt situé au sud-ouest d'Amiens.
11 http://jeanmichel.guyon.free.fr
12 Information reçue de mon grand-oncle paternel Henri Moreaux. La même expression est d'ailleurs rapportée par Gabet (1995, p. 210).
13 Communication personnelle.
14 Comment s'expliquent ces chemins qui doublent la voie romaine et que l'on trouve aussi à l'est d'Épehy ? Pré-existaient-ils à celle-ci, un peu comme nos routes nationales ont précédé les autoroutes ? Ou bien s'agissait-il de chemins plus tranquilles et préférables, pour les usagers locaux, à la route officielle ?
15 J. Heers, p. 122.
16 La troisième rue au sud-ouest, parallèle à la chaussée, la "Rue Neuve", a été ajoutée lors de l'expansion démographique de la commune (sans doute au cours du XIXe siècle, la commune comptant, selon l'abbé Decagny, 2030 habitants en 1868 contre 1088 en 1999), puis une quatrième, encore plus au bas du village, depuis une dizaine d'années.
17 L'auteur écrit cependant plus loin (p.17) que "La ferme de "la Vaucelette les Pézières" fut probablement construite sous l'abbatiat de Dom Thomas de Nobescourt (1512-1526) puisque la "Chronique de Vaucelles" indique que cet abbé fit bâtir une ferme appelée "Vaucelette" non loin d'Épehy.
18 Observons, pour l'anecdote, que la carte de Nicolas Sanson (1636) mentionne entre Villers-Guislain et Heudicourt, l'existence de "La cense de mal voisine"qui semble bien être La Vaucelette.
19 Communication personnelle.
20 L'abbé de Vaucelles devint co-seigneur d'Épehy avec le baron d'Honnecourt (P. Decagny).
21 "Muiées" : Il s'agit probablement de mesures en muids, à la fois mesure agraire et mesure de contenance valant 16 mencaudées (d'après F. Bauduin et J. Waxin, in Quiévy, les mesures anciennes , http://quievy.free/mesures.htm).
22 D'après la présentation de l'ouvrage de A. Gabet et J. Doffe : Fermes et fermiers de l'abbaye de Vaucelles de 1132 à nos jours, 1996, ouvrage épuisé dont Arnaud Gabet a eu l'amabilité de me communiquer les pages concernant Pezières.
23 A. Gabet (1995, p.150) montre ainsi que, parmi les achats des biens nationaux appartenant à l'ex-seigneur De Lannoy d'Honnecourt, on trouve, le 9 nivose de l'an III (29 décembre 1794), 4 mencaudées acquises par Trocmet (sic) d'Épehy. Mais nous sommes loin des 800 hectares donnés aux moines !

N.B. : L'ensemble de ces textes est libre de copyright. Cependant, si vous les utilisez pour un usage public, merci d'en indiquer l'origine.

Remerciements
Je tiens à adresser mes remerciements à toutes les personnes qui se sont intéressées à cette recherche et ont contribué à la préciser et à l'enrichir en m'apportant leur aide et en me faisant partager leurs connaissances.
À Léon Franqueville, mon cousin qui, en premier lieu, m'a fait connaître les publications relatives à Épehy et m'a indiqué les personnes compétentes à contacter.
À Denise Poulet, historienne et toponymiste, professeur émérite de l'Université de Lille III-Charles de Gaulle, qui m'a fort utilement guidé dans mes recherches sur les noms de lieux.
À Vincent Sohier, créateur et responsable du site internet "Sohier" remarquablement documenté, qui a bien voulu répondre à mes demandes de précisions.
À Arnaud Gabet, Président de l'Association "Cambrésis Terre d'Histoire" : Beaucoup d'articles de la revue publiée par cette association m'ont fourni des informations essentielles pour la compréhension de l'histoire d'Épehy. Auteur d'ouvrages sur l'histoire des villages voisins, Arnaud Gabet m'a toujours très obligeamment conseillé et m'a communiqué certains documents auxquels je n'aurais pas eu accès sans lui.
À Claude Saunier, passionné par l'histoire de notre village, qui s'est intéressé de très près à ce travail, précisant et rectifiant certains points grâce à ses connaissances tirées d'une longue familiarité avec les lieux et avec les Épéhiens.
À Thérèse Martin Barjavel pour son patient travail de retranscription de documents historiques difficilement accessibles.

Mon souhait est que la collaboration entamée avec eux tous ne soit qu'un commencement.

A.F.


Date de création : 30/07/2009 @ 14h13
Dernière modification : 05/08/2009 @ 13h35
Catégorie : Les origines du village
Page lue 2963 fois

Réactions à cet article

Réaction n°1 

par georges59161 le 22/07/2010 @ 09h18

Bonjour,

Troisième partie aussi intéressante que les deux précédentes.

Je continue mon exploration du contenu de ce site très intéressant.

A bientôt et bon courage !!!!

Haut